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Lard.

Lard

J'aime le lard rance. Voilà, c'est dit.  Ne vous sauvez pas si vite, je ne vais pas vous faire manger du lard ranci. Mais quand je dis rance, ce n'est pas simple licence poétique. C'est rance. Dans mon entourage, peu de personnes partagent ce goût, ce qui fait que je n'ai pas à disputer mon lard à quiconque. Je me le laisse bien volontiers. Mais je suis sûr que, de par le monde, des tas de gens aiment le lard rance.


J'ai reconstitué l'historique de ce goût bizarre qui m'est venu, on verra dans quelles circonstances, car je sais où il a pris naissance, dans mon imaginaire. On mange autant en esprit que par la bouche. Un joli plat, bien présenté, bien cuisiné, c'est déjà tout un poème, avant même d'être dégusté. Mais ne me prenez pas pour un philistin de la bouffe. J'ai goûté pas mal de trois-étoilés au cours de mes pérégrinations. Je puis même vous dire qu'à mon avis, la cuisine japonaise – pas la chinoise, ni la viet-namienne, ni une autre – la japonaise, est la meilleure du monde. Après la française, cela ne se discute même pas.
Mais il est question ici de lard rance. Celui dont on ne voudrait pas même frotter son pain, à peine cirer ses bottes.


A la maison, on tuait le cochon. Nourrir une famille de six gosses, juste avec un jardin et une basse-cour, c'était tout à fait dans les cordes de mon grand-père. On ne manquait de rien. De rien du nécessaire. Bien sûr le quatre heures se composait le plus souvent, pour aller vite, d'une tranche de pain accompagné d'un rectangle de sucre car il était urgent d'aller jouer. Le temps nous manquait pour jouer. Mais parfois, on l'avait, le temps. Pas de copain à l'horizon. Alors je m'asseyais – je consentais à demeurer assis – près de mon grand-père qui lui, au lieu du sucre, prenait une tranche de lard. Avec son pain et son canif. Un rasoir, son canif. Je m'émerveillais d'avance de le voir trancher comme dans du beurre sa prochaine bouchée. Toujours un gros morceau de pain, et un tout petit bout de lard. J'imaginais, dans ces proportions, le peu de goût que cela devait avoir, et pour faire bonne mesure, alors qu'il avait presque terminé sa bouchée, mon grand-père la complétait à nouveau d'un autre morceau de pain, tout seul, comme pour diluer encore les dernières molécules de lard qu'il mâchait avec entrain. Il mangeait comme un pauvre. A grands coups de mâchelières bien carrées. Mangeait comme un pauvre. C'est ce qui faisait sa grandeur. La preuve, il m'en imposait beaucoup.


Et bien sûr, un cochon, ça peut durer longtemps ainsi. Surtout lorsque l'on garde pour soi ce qui serait bon à jeter, bien que dans le cochon, rien ne se perde. Et il en venait à manger les dernières tranches du cochon, rancies. Le cochon se terminait, en attendant le prochain. Qui était déjà à l'engraissage.


Moi, il m'épatait, mon grand-père. Secrètement. Sa gestuelle, qui n'était qu'à lui. Puissante, et aimante à la fois. Son lard rance, dans mon esprit, devenait un privilège à lui seul réservé. Personne d'autre que lui ne mangeait de lard rance. Il était beau, le seul être à ma connaissance à manger du lard rance. Comme si seul son cochon, à lui, était capable de donner du lard rance. Et jamais les autres. On peut être fier, tout de même. Et le temps n'a pas le moins du monde émoussé ma fierté. Si quelqu'un peut venir me dire que son grand-père, à lui, mangeait du lard rance, alors peut-être qu'il sera mon égal. Mon pair en rancitude. Ca vaut tous les blasons.


- Tu me donnes un peu de lard ?
Là encore, à mon grand ravissement, le gros morceau de pain, et la petite tranche de lard. J'enfournais l'ensemble avec peine. Hééé, mais c'est qu'il voulait se le garder pour lui tout seul, son lard ! Il fallait que je lui en redemande chaque fois, sinon il ne m'en redonnait pas !
Je sais bien, aujourd'hui, que s'il ne me donnait pas volontiers de son lard rance, c'est qu'il était gêné, de me donner du lard rance. Il aurait préféré me donner du bon jambon. Mais y en avait plus. J'avais eu mon sucre. Et le sucre, ça s'achète. Un rectangle pour chacun, pas un de plus. Bien entendu, on parvenait de temps en temps à en voler un, en plus de la ration. Sinon, à table, on avait de quoi, ne vous en faites pas.


C'est ainsi que je me pris de goût pour le lard rance de mon grand-père, luxe suprême, et manière de mettre mes pas dans les siens. Solides comme ceux d'un mangeur de lard.
La vie est complètement bizarre. Alors que je pourrais me payer des tonnes de lard – que j'évite, au cas où... il me viendrait un peu de cholestérol – et de lard frais bien sûr, dont je ne raffole pas particulièrement, je me fais ramener de temps en temps de la ventrèche, car on ne trouve plus guère de lard dans le commerce, et encore moins de lard rance. Je m'en fais griller une tranche, pour justifier mon caprice de lard, et le reste, je le laisse rancir. Oublié quelques mois au fond du frigo.
Ce n'est que récemment, après plus de trente ans d'épousailles, que j'ai osé avouer à mon épouse mon penchant pour le lard rance. Avec ma tranche de pain. Et mon canif. Un rasoir, mon canif.

 

L'humour est la respiration du sérieux, 

il signe notre supériorité sur la pesanteur du réel. (Trouvé dans le caniveau).

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