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Perdu.

Perdu

 

 

 

Quand j’étais petit je croyais que les vieux naissaient vieux . Ou quelque chose d’approchant. Que le monde perdurait tel qu’en lui-même il était, serait, avait été, enfin je ne sais pas dans quel ordre : une pensée préhistorique quoi. Forcément, je n’avais aucune idée de ce qu’était l’Histoire, sauf celle de Blanche-Neige bien sûr, du Père Noël , et du bonhomme sur la lune. Mais tout cela ne vous fait pas un monde calendaire.

Les gens, à trente ans, étaient des vieux, nés ainsi. Et moi ? Hé bien j’étais ce que je serais pour toujours : un petit garçon à anglaises. On peut appeler cela une conscience de soi.

Et mon grand-père ? Oh lui alors, c’était le plus vieux, le Grand Protecteur, le Bon Dieu quoi. Si le Bon Dieu disait ceci ou cela – de toute façon il savait tout – vous pouviez dormir sur vos deux oreilles. Et ma grand-mère, c’était la femme du Bon Dieu.

Un jour, le Bon Dieu me perdit. Au milieu d’une foule immense et bigarrée. Et me voilà en pleurs, en plein vacarme, dans ce vaste monde, environné de vieux qui n’étaient pas de mon monde à moi. Je ne comprenais rien, bien sûr, à ce monde immense de vieux et donc je ne compris rien à ce qui se passa alors. Je me retrouvai sur une estrade, où des messieurs parlaient dans un micro. Et tout à coup, les vieux s’interrompirent : j’entendis que l’on parlait de moi, et le monde entier devait le savoir, car mon nom et mon adresse complète emplissaient l’air jusqu’au loin. Stupéfait, j'en oubliai de pleurer. Pas seulement une fois, mais au moins deux ou trois, et même quatre peut-être, je voyageai ainsi, emplissant toute la place de mon nom, et de mon adresse complète, les murs eux-mêmes, toute la ville, clamant que j’étais ici, et pas ailleurs. Il fallait me chercher juste là, au centre de l'attention, où je me trouvais, et pas n’importe où.

Mais sans mon Bon Dieu de grand-père, j’étais bel et bien perdu, même si j’étais là, tout à fait là, ainsi que le répétait le micro, avec mon nom, et mon adresse complète.

Et soudain IL fut devant moi, juste où j’étais. Sorti d’on ne sait où, comme par enchantement. Il y avait bien de quoi étourdir n’importe quel petit garçon à anglaises franchement : d’abord l’air qui porte, peut-être jusqu’au port des bateaux, et allez savoir... prolongé sur la mer, votre nom à vous et votre adresse complète, et votre Bon Dieu de grand-père qui d’un coup se dresse là, dans l’instant même où vous êtes perdu…

…Ah mon vieux, ce retour triomphal dans la carriole ! Même la jument allait, plus légère qu’à l’habitude. Jusqu’à la jument qui encensait du naseau : « Vous avez vu, qui je transporte, là derrière ? ». Mon Bon Dieu de grand-père explosait de fierté dis donc, en faisant tournoyer son fouet. Ah dis donc ! Ah dis donc, j’avais sorti d’un coup, et sans me tromper d’une seule lettre - mon grand-père qui ne savait pas écrire mimait l'écriture même sur la paume de sa main - mon nom et mon adresse complète, avec mes trois prénoms. Mais complète, même le numéro, tout, mais tout. Il ne manquait rien, ce qui s’appelle rien. Mon grand-père prolongeait même d’un ample geste du bras tout ce que j’avais sorti. Ah, s’il avait lieu d’être fier, mon grand-père ! J’étais encore dans la stupeur de ce que j’avais fait. Je me demande si mon grand-père n’avait pas fait exprès de me perdre pour voir si je saurais dire sans me tromper, mon nom, suivi de mon adresse complète. Et moi j’avais su dis donc. Je m'en tapais même sur la cuisse, à l'imitation de mon grand-père ! D’ailleurs, même les messieurs du micro en avaient été impressionnés. Ils le lui avaient dit, c’est pour dire ! Ah oui, on peu dire que votre petit-fils sait son nom et son adresse complète. Ca on peut le dire !

Sans savoir, j’avais su. Elle est pas énorme, celle-là ? A bien y réfléchir, quand même, j’étais un sacré petit garçon ! Ce que j’avais d’abord pris pour une déroute était en fait un exploit, voilà la vérité.

Arrivée à la maison, comme Caesar sur son char : Ah ah ! Vous devinerez jamais … ! Non… ! Si ! Allez, non… ! Mais si enfin ! Tiens dis-leur, toi. Et tout seul hein ! Y avait personne avec lui. Mon vieux, même les voisins s'y mirent ! Même le gendarme qui habitait à côté du gros citronnier. Quoi ? Tout seul ?  Son nom et son adresse complète ? Sans se tromper ? Alors ça, hein… ? Ca, alors…

 Je me demande si je n’étais pas dans le journal. En tous cas, si je n’y étais pas, c’est pas passé loin.

De ce jour, je n’eus plus jamais peur de rien. Pas même des vieux. Du moment que je savais par cœur mon nom et mon adresse complète, je pouvais aller même en Amérique. Si, si, tu peux aller même en Amérique. Ah ah, mais oui… On saurait toujours, et moi aussi, où je me trouvais. Chaque fois que je vais en Amérique, ou sur la lune, ou n’importe où, c’est à ça que je pense : Au premier exploit de ma jeune existence, magnifié par mon bon dieu de grand-père pour calmer ma peur.

Le seul mystère qui demeurait pour moi, c’est : Comment est-ce que je savais (mon nom, d'accord, avec tous mes prénoms) mais aussi mon adresse complète, numéro, rue, quartier, ville.... Ca sortait d’où, ça. Car je ne me souvenais pas du tout les avoir appris. C’est que je savais des choses sans savoir que je les savais. Ca, c’était encore plus fort que le reste. Et je demeurais quand même un peu perplexe sur ce point car je n’en avais pas l’explication. Comment peut-on savoir ce que l'on ne sait pas ...? Le reste, j’en saisissais très bien l’explication : je m’étais perdu, j’avais dit mon nom et mon adresse, et j’étais retrouvé. Ca, ça se comprend. Mais savoir comment je savais mon nom et mon adresse, sans les savoir, alors que je ne savais rien ou croyais ne rien savoir, là ça ne se comprend pas. Mais je compris bien, et retournai tout ça dans ma tête, qu'on pouvait savoir quand même sans savoir.

Enfin tant pis. Dans la vie, il y a toujours des choses qu’on ne comprend pas. Pourquoi les vieux naissent vieux, par exemple.

 

 

L'humour est la respiration du sérieux, 

il signe notre supériorité sur la pesanteur du réel. (Trouvé dans le caniveau).

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