Tenue de soirée.

Tenue de soirée.

Il n'y a qu'en ville que l'on voit des trucs pareils. Et comme je passe l'essentiel de mes journées dans mon jardin, je ne discute plus guère qu'avec les merles ou les écureuils, plus rarement avec les autobus à moins qu'ils soient équipés de chenillettes.
Mes sorties se limitent donc aux concerts. Et puis éventuellement à un petit souper avant de nous rentrer, mon épouse et moi-même, surtout pour secouer le charme symphonique dont nous sommes encore tout engourdis.
Un petit troquet effacé qui sert encore des amuse-bouche à cette heure. On s'installe avec toute la discrétion voulue, quelques clients attardés somnolent.
En attendant le service, je remarque une dame, à la coquetterie classieuse, à demi-cachée par un paravent. J'évite toujours de croiser le regard des dames car certaines le prennent pour des avances ce qui me valut naguère des ennuis, et pas qu'avec mon épouse... Hem...Hem... Mais celle-ci m'intrigue fort. Elle est en train d'espinocher devant une assiette de... carottes sautées, semble-t-il, qu'elle accompagne, semble-t-il aussi, de menues gorgées d''un verre de thé. Bon. Tout baigne.
Mais tout de même, la dame paraît entretenir une lointaine conversation avec son paravent qui pourtant, vu de la place que j'occupe, ne peut cacher personne d'autre ou alors, un écran plat, à la rigueur. Le bout de ses doigts se soulève de la table avec légèreté comme pour ponctuer une menue phrase et ses lèvres à la fraise n'expriment que des moues, adressées à des anges qui croiseraient au-dessus de ses parages. Je ne jurerais pas qu'elle ait fumé quelque chose, mais presque.
Les plats nous sont servis, mais comme je l'ai dit, ils ne sont que des sortes d'en-cas, rien ne pouvant rivaliser avec le spectacle dont nous sortons. Je dois être encore sous l'influence de Turandot car j'aperçois la dame lever la tête, puis les yeux à demi-révulsés, vers le plafond, puis revenir doucement à son plat de carottes sautées, mais comme à regret. Visiblement, ses carottes sautées ne l'intéressent pas le moins du monde. En revanche sa poitrine se soulève en un soupir profond - je sais, nous les mecs, surveillons d'abord la poitrine des dames, c'est une fatalité. Tout de même, ce n'est pas Turandot qui peut la conduire à cet état-là ! Elle a fumé, n'en doutons pas.
Puis le manège accélère, au point de m'inquiéter un peu... De plus en plus souvent, sans lâcher sa fourchette, ses yeux chavirent, ainsi que sa tête, en arrière. Je peux même voir le blanc de l'oeil... Mais ma parole ... elle va basculer, et se taper le crâne contre la main courante... Du calme vieux, elle doit savoir ce qu'elle fait...! Enfin pas trop... Jusqu'à l'instant où... mais si... elle se casse la gueule ! Mais elle se casse la gueule ! Moi vous savez, on ne pourra jamais m'accuser de non-assistance à personne en danger ! Au moment où je recule ma chaise pour m'élancer, une main se pose avec légèreté sur mon épaule et le serveur me glisse à l'oreille : "Ne vous inquiétez pas Monsieur, elle porte un vibro-masseur".
Comme il se doute que je suis équipé d'un cerveau ancien modèle, et que l'information doit faire le tour de mes neurones à vitesse réduite avant de trouver les bonnes connexions synaptiques, il reste là, puis lorsque mon expression d'hébétude commence à s'estomper, il s'éloigne du pas glissé d'un danseur de tango, satisfait de son petit effet.
Il a dû me calculer dès le début. P'tit con !
J'ajoute un pourboire à l'addition. "C'est pour le spectacle...". Un sourire lui étire le coin gauche des lèvres : on s'est compris.
Oui mais maintenant, c'est mon épouse qui prend le relais en sortant : "Mais qu'est-ce qui s'est passé...? Qu'est-ce qu'il t'a dit à l'oreille ...?" J'explique ... Exclamations d'incrédulité... Puis elle ajoute : "Mais aussi, qu'est-ce que tu vas te mêler de ce qui ne te regarde pas !"
J'en étais sûr !!! C'est ma faute si je voulais venir en aide à une dame qui prenait son pied ! Merde alors!